Au feu

Papa me réveille de nouveau en pleine nuit. « Viens Anna, on va aller voir le feu! ». Il m’habille à la hâte, enfilant mon manteau par-dessus mon pyjama encore chaud. Je me laisse faire en continuant de somnoler. L’auto est prête dans le garage; il y a des couvertures supplémentaires dans le coffre, une lampe de poche et des bonbons au miel dans la boîte à gants. Je sais tout ça les yeux fermés tandis que papa roule en mauvais citoyen. Il freine nerveusement à deux pieds, accélère en gaspillant l’essence, franchit les dos d’âne en maugréant. La nuit, des yeux magiques veillent aux intersections, procurant aux voyageurs l’illusion d’un statut particulier dans la ville endormie. Les interdits sont levés : tourner à gauche n’est plus un péché et papa choisit l’itinéraire le plus court pour se rendre sur les lieux du sinistre.

Un périmètre de sécurité a été dressé à la hâte autour de l’habitation en feu mais le brasier diffuse sa chaleur bien au delà des limites du ruban orange. On s’installe aux premières loges pour assister au spectacle, l’incendie fait rage. Papa déboutonne mon manteau, enlève mes mitaines car il voit bien que je commence à avoir les joues rouges.

Les camions rouges dégouttent de sueur, les boyaux gorgés d’eau ondulent comme des racines vers les lances qui crachent : le feu dévore la petite maison de ville. Les pompiers s’activent, de grosses abeilles masquées courant autour de la ruche en flammes. Un pompier, le plus frêle, nous envoie la main avant de pénétrer dans la fournaise. Papa me dit d’un air grave qu’il faut du courage pour faire ce métier. Le petit pompier réapparaît quelques minutes plus tard portant quelque chose dans les bras. Papa pense qu’il s’agit d’un bébé. J’espère que quelqu’un lui donnera des bonbons au miel à lui aussi car il y a beaucoup de fumée et il a sûrement la gorge qui pique. Les pompiers mènent tout un combat, brandissant leurs maigres épées d’eau devant le monstre aux mille langues. Puis le géant montre enfin des signes de faiblesse, il vomit des flammèches de sang, un dernier feu d’artifice craché de ses bouches incandescentes. Le goliath rend l’âme, exhalant son dernier soupir dans un grand tourbillon de fumée.

Le petit pompier, que papa n’a jamais quitté des yeux, enlève son casque et sa belle chevelure rousse ruisselle sur ses épaules, contrastant avec le jaune vif de son uniforme. Je lui crie : « Ze t’aime, maman! ». Elle m’envoie un autre signe de la main, cette fois en rajoutant un bec soufflé et papa me serre encore plus fort….

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